


Carl Schmitt : antilibéral et juriste maudit
« Le Parlement étant une obstruction démocratique d’intérêts privés, il faut pour Schmitt opposer à la conscience libérale de l’individu isolé dans ses intérêts une unité du peuple qui exprimerait sa volonté en acclamant directement ceux (ou celui) qu’il juge légitimes »
Carl Schmitt fut longtemps victime du point Godwin. Ses accointances avec le régime national-socialiste (dont il fut écarté en partie pour sa complaisance envers le catholicisme) jetèrent ses œuvres dans les livres maudits de ces penseurs de la révolution conservatrice à l’image de Heidegger, de Spengler ou de Jünger, dont les accusations en proto-nazisme ne manquèrent pas de coller à l’héritage. Pourtant celui qu’Hannah Arendt décrivit comme “l'homme le plus significatif dans le domaine du droit constitutionnel et du droit international” continue de fasciner par ses réflexions relatives à la théologie politique, à la notion de souveraineté ou à la dialectique politique entre ami et ennemi, en faisant un incontournable de la philosophie politique du XXème siècle.
Si l’ouvrage étudié dans cet article a été publié en allemand en 1923 sous le titre Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (soit ‘La situation du parlementarisme actuel dans l’histoire de la pensée) puis réédité trois ans plus tard, ce sont deux éditions de 1988 que nous traiterons aujourd’hui. L’une française aux éditions du Seuil, l’autre traduite en anglais par Ellen Kennedy se basant principalement sur l’édition allemande de 1926.
L’essence du parlementarisme
Dans cet essai, Carl Schmitt entend mêler philosophie du droit, histoire des idées et politique. Son objectif ? “Atteindre le noyau ultime du Parlement moderne” afin de dissocier plusieurs concepts qui, selon lui, se sont confondus à tort dans le parlementarisme, à savoir la démocratie et le libéralisme. Véritable “décret providentiel” prédit par Tocqueville et Guizot (qui sont, en apôtres du libéralisme, les adversaires idéologiques à l’état pur de notre intéressé), la démocratie n’avait à cet instant, sinon une simple forme d’organisation, pas le moindre contenu politique. À vrai dire, il y avait des démocrates chez les socialistes, chez les bonapartistes, et même dans une fraction de la bourgeoisie libérale, encore que cette-dernière eût longtemps plaidé en faveur du suffrage censitaire. Il distingue ce faisant la forme (en théorie) de l’autorité et son contenu (en pratique). Si le régime démocratique avait à ce moment une forme, son contenu réel, c’est-à-dire sa mise en application, restait vague. Carl Schmitt écrit à ce propos : “Une démocratie peut être militariste ou pacifiste, absolutiste ou libérale, centralisatrice ou décentralisée, progressiste ou réactionnaire”. Quiconque trouvera cette phrase provocatrice ou dénuée de cohérence politique, arguant que démocratie et liberté vont de pair, sera surpris par la suite de la démonstration. Pourquoi Schmitt choisit-il de dissocier la pensée libérale de l’idéal démocratique ? D’abord parce que le pouvoir du peuple repose sur une notion abstraite qu’est celle de ‘peuple’. Le problème de la démocratie réside dans l’impossibilité de définir clairement la volonté générale, concept rousseauiste qui ne se superpose jamais au principe d’unanimité. Schmitt pointe en effet un paradoxe : “la situation où les démocrates sont dans la minorité est en effet très fréquente”. Dans la mesure où la démocratie n’est l’apanage que de marginaux à certaines époques, il apparaît difficile de l’imposer, sinon quoi cette contrainte enfreint le principe même de volonté majoritaire (réduction par défaut de la volonté générale). En réalité, le problème d’une minorité de démocrates ne peut se régler que par l’éducation du peuple, éducation faite nécessairement par un éducateur, soit-il un individu ou bien une classe aristocratique. Dans cette phase transitoire d’éducation, il est bien question d’un groupe minoritaire qui dicte à un groupe majoritaire (les non démocrates) ce qu’ils doivent penser, ce après quoi le groupe majoritaire accepte la démocratie. Cette phase de dictature (au sens étymologique, à savoir d’une autorité qui dicte) n’est ainsi pour Schmitt par le contraire de la démocratie, mais bien son corollaire naturel.
Il n’a pas fallu attendre longtemps avant d’entrer dans la provocation conceptuelle. Pourtant cette idée d’une liaison naturelle entre tentation autoritaire et pouvoir du peuple trouve ses sources bien avant l’époque moderne. Entendons bien que dans son sens historique et philosophique, l’époque moderne désigne la période s’étendant du XVème au XVIIIème siècle. Déjà dans l’Antiquité, et notamment chez Platon, la démocratie, considérée comme ignorance collective, était fustigée comme la marche vers la tyrannie (encore qu’en histoire des idées, le tyran et le dictateur ne fussent jamais mis sur le même plan, le premier étant celui qui soumettait le collectif à son caprice privé, et le second celui qui se voyait confier en temps d’urgence la responsabilité collective. Nous ne nous attarderons pas sur cette distinction qui a le mérite de ne pas mettre les César, Cromwell, Robespierre, Bonaparte à égalité avec les tyrans du XXème siècle). Toujours est-il qu’encore ici, ni la démocratie ni la dictature ne revêtent un contenu explicite d’autorité. Du moins, il y a bien un contenu politique qui s’est développé chez les penseurs modernes, de Locke à Constant en passant par Montesquieu. Ce contenu politique, c’est le Parlement. Fruit de la pensée libérale, de cette quête anti-absolutiste dont la France puisa ses inspirations outre-Manche, le Parlement est la clé de voûte de la critique schmittienne du libéralisme. Organe politique du pouvoir législatif, le Parlement est présenté par Schmitt comme un dérivé de la raison pratique d’une part, et s’inscrit d’autre part dans une logique de musellement de la souveraineté. Sur cette question de souveraineté, il est bon de rappeler que les libéraux de la Révolution (davantage de 1789 que de 1793), abhorraient l’idéal démocratique. Dans son discours du 7 septembre 1789, Emmanuel Sieyès, figure par excellence du libéralisme anti-démocratique, s’exclamait : “Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants”. Anti-rousseauiste, Sieyès répondait déjà à la tentation d’une démocratie directe et d’une souveraineté populaire, lesquelles furent l’apanage du jacobinisme de 1793. Pourtant, bien que les hommes de 89 fussent dépassés sur leur gauche, bien que la pensée libérale bourgeoise se tût un temps face à la pensée républicaine stricte, le parlementarisme comme doctrine d’une primauté du Parlement dans l’exercice de la souveraineté (nationale et non populaire) se fraya un chemin qui lui permit au cours du XIXème siècle de s’imposer comme le gage d’une nouvelle conception de la démocratie : celle de représentation. La démocratie dite “représentative” (je sépare volontairement ces deux termes en ce qu’ils constituent un oxymore dans la pensée schmittienne, nous y reviendrons) est née d’un principe simple découlant de la raison pratique. Dans la mesure où il est impossible de sonder individuellement tous les citoyens et qu’une forme directe de démocratie est, dans les sociétés modernes, anachronique au vu du nombre considérable d’individus, le Parlement se présenterait comme une “commission du peuple” chargée de représenter sa volonté. Mais alors, quels sont les principes communs à cette commission dans les démocraties modernes ? Ce que Schmitt nomme la discussion. Le Parlement découle en réalité selon une expression du théologien Rudolf Smend d’un processus de “dynamique-dialectique”, à savoir le débat. Le débat se manifeste par l’opposition permanente des opinions qui, selon le raisonnement classique porté par les libéraux (Schmitt citant François Guizot comme en étant le “représentant typique”), suit le schéma rationaliste suivant. Les représentants sont contraints de trancher sur la vérité afin de mettre en œuvre une politique. Pour accéder à cette vérité, ils accordent une plus grande publicité aux affaires de l’État, ce qui favorise la logique de liberté de la presse. Si sur le papier ce schéma promeut la liberté d’opinion dont Schmitt ne cherche pas nécessairement à faire le procès, il freine également la puissance législative. Bien que l’opposition des opinions “freine les excès de la majorité”, elle n’est nécessaire que pour des “objets appropriés” (dont Schmitt se garde de définir le contenu), sinon quoi le Parlement succombe à la “dictature de la raison”. Or si le Parlementarisme moderne est la cible principale de cet essai, c'est précisément parce que sa foi en la discussion perpétuelle s’est substituée à la prise de décision rapide, et que les représentants du peuple ont pris peu à peu en otage l’intérêt commun au profit des intérêts particuliers. C’est sur cette base que Carl Schmitt entend avancer sa thèse d’une incompatibilité entre parlementarisme et démocratie.
Le Parlement contre le pouvoir du peuple
Si l’opposition entre libéralisme et démocratie, entre État de droit et souveraineté populaire, sonne aux yeux des modernes comme un non-sens, toujours est-il que ce que l’on aime à nommer “démocratie libérale” sonne en histoire des idées, bien plus comme un oxymore que comme un pléonasme. L’historien français Jean-Jacques Chevallier explique qu’avant de devenir les deux faces d’une même pièce, démocratie et libéralisme étaient antithétiques en France. Tandis que la démocratie était synonyme de suffrage universel (masculin) et défendue par la gauche radicale ainsi que par les bonapartistes (ceux-ci tirant leur légitimité de l’appel du peuple par plébiscite), le libéralisme rimait quant-à lui du suffrage censitaire et de gouvernement d’une élite. Jusqu’au rétablissement du suffrage universel masculin en 1848, gauche libérale (républicains modérés) et droite orléaniste (défendant la monarchie constitutionnelle) abhorrent cette idée selon laquelle le peuple tout entier aurait légitimité à participer aux affaires politiques. René Rémond poursuit cette analyse en arguant qu’au XVIIIème siècle déjà, la démocratie était considérée comme un régime autoritaire pouvant menacer les libertés là où au contraire l’aristocratie était vue comme le meilleur rempart à la tyrannie du peuple contre les libertés fondamentales. Chez Carl Schmitt, l’opposition entre parlementarisme (fruit de la pensée libérale) et démocratie résulte d’une différence de genre. Si la démocratie repose sur un principe d’homogénéité (de ce qui est du même genre), le parlementarisme libéral n’est devenu que le produit d’un principe d’hétérogénéité. Cette hétérogénéité est une hétérogénéité d’intérêts. Entre qui ? Entre les différents partis siégeant au sein du Parlement. Le principal souci de la discussion publique issue du schéma rationaliste, c’est que sous le masque du débat d’idées dont se réjouissaient (à raison) les Guizot, Stuart-Mill et Bentham, s’est révélée selon les mots de Schmitt “une classe d’hommes passablement honnis” davantage soucieux de leurs intérêts partisans que de leur devoir initial, à savoir la représentation de la volonté générale. “La foi dans le parlementarisme, en un gouvernement de discussion, appartient à l’univers de pensée du libéralisme. Elle n’appartient pas à la démocratie”. Le terme de ‘gouvernement’ n’est ici pas à entendre dans son sens moderne qui l’assimile au pouvoir exécutif, mais dans son sens classique de l’exercice du pouvoir politique. Mais si le Parlement représente des intérêts hétérogènes, quelle est cette homogénéité inhérente pour Schmitt au régime démocratique réel ? Quel est ce “principe d’identité” si cher au théoricien de la fameuse dialectique ami-ennemi (que nous n’analyserons pas dans cet article) inhérente à la politique ? L’unanimité. La volonté générale rousseauiste ne peut fonctionner selon Schmitt que pour un peuple aux aspirations homogènes. Comment transcrire politiquement la volonté générale d’un peuple si chaque individu n’aspire pas aux mêmes choses ? Ayant écarté le consensus libéral (il faut admettre que notre juriste est l’anti-Guizot par excellence, et qu’il n’est par conséquent pas un théoricien du compromis et de la nuance), il convient de présenter la solution schmittienne : l’élaboration des lois et la prise de décision sans discussion. Plutôt que de trouver la volonté générale en discutant, pourquoi ne pas l’exprimer par acclamation ? Le Parlement étant une obstruction démocratique d’intérêts privés, il faut pour Schmitt opposer à la conscience libérale de l’individu isolé dans ses intérêts une unité du peuple qui exprimerait sa volonté en acclamant directement ceux (ou celui) qu’il juge légitimes. Si les libéraux lui reprocheront que l’acclamation ne peut que nourrir les passions populaires et menacer les droits de l’individu, le juriste remarque lui que le penchant naturellement antilibéral du peuple ne nécessite pas de percevoir l’expression directe de sa volonté comme antidémocratique, au contraire. Les deux exemples qu’il énonce ne sont d’ailleurs pas anodins : “Le bolchevisme et le fascisme sont certes antilibéraux, comme toute dictature, mais pas nécessairement antidémocratiques”. La démocratie ne pourrait donc que s’exprimer par l’exclusion de l’hétérogénéité qui menace l’unité du peuple dans l’expression de sa volonté. Si ici Schmitt ne détaille pas le fond de ce qu’il considère comme “hétérogène”, c’est parce que l’identité du peuple (le contenu de sa volonté) reste très abstraite. L’individualisme libéral quant-à lui ne peut que participer encore plus de cette désunion du peuple en enfermant les individus dans la sphère privée et en les déconnectant de la politique, devenue l’affaire de factions et de partis désintéressés de la représentation. “Le peuple n’existe que dans la sphère publique” (phrase traduite de la deuxième édition). La publicité des affaires est ainsi incompatible avec le paradigme représentatif imposé par l’idéologie de la classe bourgeoise (le libéralisme). Seule la démocratie directe par acclamation peut, selon Schmitt, exprimer l’identité démocratique et l’homogénéité. Cette homogénéité est celle permise notamment par les régimes césaristes.
Le césarisme est une notion politique d’autant plus intéressante sous la plume d’un penseur comme Schmitt qu’elle permet de mettre en opposition les penseurs de la révolution-conservatrice, fussent-ils fascistes ou non, avec les écrits d’intellectuels communistes à l’image de Gramsci ou de Trotsky. En histoire des idées, il désigne un régime politique tirant sa légitimité d’une relation directe entre le peuple et un chef charismatique, souvent militaire, qui fait primer la dimension plébiscitaire et référendaire de la démocratie au détriment de l’option parlementaire. Si ce régime peut selon les classifications être tantôt progressiste, tantôt réactionnaire (classification de Gramsci), se décliner en bonapartisme ou en fascisme (classification de Trotsky), il se présente comme l’exemple par excellence de la démocratie autoritaire dans la pensée schmittienne. Cette agrégation de l’homogénéité du peuple autour du chef (qui représente ce que Weber nommait la légitimité charismatique dans sa tripartition des sources de domination légitime) nous amène à considérer un organe central dans la philosophie politique de Carl Schmitt : l’État.
De l’État pluraliste à l’État total
Si Carl Schmitt a souvent été décrit comme le Thomas Hobbes du XXème siècle, c’est parce que comme les penseurs de l’époque moderne (Machiavel, Bodin…), il demeure un philosophe de la souveraineté. Là où les libéraux ont entendu faire primer l’individu sur le collectif, les théoriciens de l’État se sont concentrés sur la sauvegarde de l’intérêt général, quitte à parfois justifier la violation des droits naturels (aujourd’hui appelés droits de l’homme) au nom du salut public. Schmitt écrit ceci : “La définition courante de la souveraineté aujourd’hui repose sur la reconnaissance de Bodin qu'il sera toujours nécessaire de faire exception à la règle générale dans des circonstances concrètes, et que c’est le souverain qui décide de ce qui constitue une exception”. Pour que le souverain vive, le principe d’unité doit prévaloir. La chute d’un État découle toujours selon Carl Schmitt d’un ébranlement de son “éthique” au profit d’une multiplication des éthiques. Ces éthiques peuvent émaner de différentes institutions de la société civile : le syndicat, la famille, l’Église… Plus elles sont nombreuses, plus l’importance de l’État est sapée. Ici, la notion d’éthique est à comprendre comme synonyme de la morale, la morale d’État étant le ciment de l’unité du peuple qui empêche alors la multiplication des institutions morales. Afin d’éviter que l’individu isolé ne soit donc pris dans cette “pluralité des liens éthiques”, Schmitt préconise de repenser une éthique à l’échelle sociale plutôt qu’individuelle. Pourfendant l’universalisme en tant que doctrine niant la spécificité éthique de chaque état (le plaçant ainsi dans une tradition qui emprunte à la pensée de la contre-révolution, du moins à son aversion à l’égard des droit naturels), Schmitt affirme que la seule pluralité est celle des états. Mais si l’État devient pluraliste, son éthique (celle du souverain donc) bascule au détriment de son unité, ce qui engendre la guerre civile. Le “devoir d’engagement pour l’État” est par conséquent un devoir d’unité pour éviter de retomber dans une situation assez proche de l’état de nature présenté par Thomas Hobbes, à savoir celui d’un “état de guerre de tous contre tous”.
Ayant écarté l’hypothèse d’un État pluraliste, Carl Schmitt termine son analyse en démontrant l’impasse que constitue la souveraineté du Parlement, credo du libéralisme classique, dans la quête d’unité qui, rappelons-le, est le seul gage d’une démocratie réelle. Si l’État absolu en Europe est né au XVIème siècle, c’est-à-dire après la quasi-disparition des corporations féodales (en France, le processus de centralisation des capétiens a peu à peu abouti à l’anéantissement de la féodalité), très vite s’est imposée l’idée de l’État de Droit. Sans rentrer dans les origines de ce que la philosophie du droit allemande a nommé ‘Rechtsstaat’, qui en est proche, Schmitt le définit tout simplement comme un “État constitutionnel bourgeois”. Le propre de l'idéologie bourgeoise (le libéralisme) a été en effet de réduire l’influence de l’État à sa dimension purement organisationnelle des relations sociales. Rappelons que si le contractualisme de Thomas Hobbes répondait à la question simple qu’est “comment doit-on protéger les hommes les uns des autres” par l’idée du ‘Léviathan’, celui de John Locke, père du libéralisme anglais, répondait à l’interrogation de savoir comment les hommes devaient dès lors se protéger du monstre qu’ils avaient eux même créé pour se protéger les uns des autres. Tandis que le premier (dont Schmitt est l’héritier) arguait que l’état civil nécessitait que les individus abandonnassent leurs droits à l’état de nature (notamment celle d’user de leur volonté de puissance), le second prenait au contraire parti pour un état civil respectueux des droits naturels (parmis lesquels la propriété privée, “droit de l’homme bourgeois” selon la vieille expression marxiste). Si des auteurs remarquables à l’image de Pierre Manent ont mis en lumière la filiation évidente entre les deux, et notamment le fait que Hobbes avait, en reprenant les thèses de Machiavel, pavé le chemin philosophique du libéralisme, il n’empêche que l’idée de protection de droits individuels inhérente à la philosophie libérale a davantage été attribuée à l’auteur des Traités du gouvernement civil. Le principe de démocratie parlementaire, que les penseurs du XVIIIème et du XIXème appelaient “démocratie représentative” et devenant plus tard ce que les contemporains nomment “démocratie libérale”, n’est pour Schmitt ni plus ni moins que le court-circuitage de la sphère politique par la bourgeoisie désireuse de faire du Parlement le “théâtre d’une partition pluraliste des forces sociales organisées” afin de substituer à la démocratie un État de Droit davantage soucieux des droits de l’homme bourgeois que de la représentation de la volonté générale. Telle est la supercherie de la République de Weimar. Cette prise en otage de la souveraineté de l’État par une classe politique (la classe “discutante”) ayant paralysé l’exercice de la décision au profit d’une discussion perpétuelle n’a pu que nourrir son antilibéralisme.
Difficile de résumer la pensée d’un auteur aussi brûlant que celui-ci en un seul ouvrage. Il est important que le lecteur voie cette analyse de la relation entre parlementarisme et démocratie comme une modeste introduction à un courant de l’histoire des idées dans la lignée des théories de la contre-révolution dont nous avions déjà élaboré la critique (voir notre article précédent), à savoir les anti-Lumières. Si Carl Schmitt a marqué l’ensemble du spectre politique, de Lukács à Derrida en passant par Strauss et Arendt, c’est parce que sa critique de la modernité, son étatisme et son antilibéralisme ont pu inspirer aussi bien un pan de la pensée post-marxiste à l’image de la philosophe Chantal Mouffe, que certains intellectuels de la Nouvelle Droite comme Alain de Benoist. C’est ce qui rend son œuvre fascinante.
par Tristan Dethès
SOURCES PRIMAIRES
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Schmitt, Carl. Parlementarisme et démocratie. France, Seuil : 1988.
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Schmitt, Carl. The crisis of Parliamentary Democracy. US, MIT Press : 1988.
SOURCES SECONDAIRES
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Rémond, René. Introduction à l’histoire de notre temps (Tomes 1 et 2). France, Seuil : 1974.