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Sanguinetti : le centrisme contre la France

“Le centrisme, c’est le vichysme du temps de paix”.

 

À l’heure où le bloc maastrichtien, abreuvé de sang d’ouvrier et arrosé de germanolâtrie continue d’avancer l’agenda libéral-européiste à la faveur d’un projet post-national qui entend bien sortir la maison France de son histoire millénaire, il m’a semblé bon de rendre hommage à l’une des plumes les plus brillantes que le gaullisme ait jamais portée. Bien qu’il ne s’agisse pas ici de retracer toute la genèse d’une doctrine qui, hélas, a été salie davantage par le trop plein que par le vide pour parler comme le Général, j’aimerais rappeler que le vrai gaullisme est avant tout le gaullisme de la guerre. Si je prends garde de noter cela, chose que la regrettée Marie-France Garaud avait tenu à rappeler, il reste bon de souligner que comme toute pensée politique, il y a pour ce qui est du gaullisme un avant De Gaulle qui nous permet de retracer la généalogie plus large dans laquelle s’inscrit la philosophie gaullienne afin de nous épargner d’avoir à écouter les imposteurs (Chirac, Sarkozy, Juppé… [continuez la liste]) qui ont prétendu y appartenir. Le gaullisme est ce que l’on appellera en histoire des idées une incarnation. Mais que l’on ne s’y méprenne : il est une incarnation temporelle bien plus qu’un principe d’incarnation personnelle. Oui il y a un aspect personnel dans le gaullisme, comme il y en a eu un dans le bonapartisme, dans le robespierrisme, et dans tout courant qui s’est un jour revendiqué d’un homme (ou d’une femme). Mais ce qui fait la singularité et en même temps la cohérence historique du gaullisme, c’est sa capacité à avoir été la manifestation politique au XXème siècle de la pensée capétienne (Marsaud de Labouygue et Tihy, 2018). Ce qui fait de Charles de Gaulle “le dernier capétien” réside dans sa quête permanente d’assurer la pérennité de l’État, condition sine qua non à la survie de la France depuis dix siècles. Cette pérennité est bien la défense de la souveraineté, c’est-à-dire de la liberté d’action et de projection de l’État. Il va sans dire que ce n’est pas à l’heure de la xénocratie bruxelloise dont notre cher Président, pourtant champion du en même temps, a réussi à montrer qu’elle était la valeur coagulante de l’anti-France, que l’on pourra se vanter d’être encore souverain. Mais à défaut de pouvoir dire que la France existe encore, en tant que nation indépendante, et au moment où le macronisme s’effondre sur ce qu’il a toujours été, à savoir la réunion des forces féodales et supranationales qui jouent depuis des siècles contre les intérêts de la patrie, il me semblait nécessaire que l’on remît en lumière la notion politique de centrisme à l’aune d’un ouvrage publié par Alexandre Sanguinetti en 1978 aux éditions Grasset : J’ai mal à ma peau de gaulliste.

 

Sanguinetti est de ces dernières générations où l’on pouvait encore être un homme politique et penser. Ministre des Anciens Combattants sous le gouvernement Pompidou et soutien de Michel Debré à l’élection présidentielle de 1981, il s'engage dans l’Armée d’Afrique en 1943, engagement qui lui fait perdre une jambe lors de la prise d’Elbe. Ancien militant de l’Action française et membre fondateur du Service d’Action Civique, il incarna la frange la plus droitière du gaullisme. Paradoxalement, son œuvre tend à rompre avec l’orthodoxie de certains gaullistes désireux de laisser de côté la branche socialisante du gaullisme : “Sortons de notre conception droitière et conservatrice du gaullisme, qui en est d’ailleurs la négation” (178).

 

GAULLISME HISTORIQUE CONTRE CENTRISME

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Mais revenons-en au contexte politique de notre ouvrage. Nous sommes en 1978. À droite, les années 1960 et 1970 ont marqué l’affrontement croissant entre deux courants distincts : d’un côté, une droite gaulliste, souverainiste et ancrée dans une conception jacobine de l’État ; de l’autre, une droite libérale, orléaniste et résolument tournée vers l’intégration européenne (Rémond 1982). Les élections présidentielles de 1965 avaient déjà révélé ces lignes de fracture puisque Jean Lecanuet, figure du Mouvement Républicain Populaire, a incarné alors une droite orléaniste, favorable au libéralisme économique, au parlementarisme décentralisé et résolument européiste. Cette orientation, que le politologue Jacques Chapsal a décrite comme celle d’“une droite modérée, anti-gaulliste, des Européens du centre” (1987, 299), s’est opposée frontalement au gaullisme. Ce clivage, bien que latent sous de Gaulle, est devenu manifeste sous Pompidou, notamment avec l’affirmation de Valéry Giscard d’Estaing et de la Fédération Nationale des Républicains Indépendants (FNRI). Dès 1967, le célèbre “oui, mais” de Giscard a traduit la volonté de cette droite libérale (ou centre-droit) de s’affranchir du gaullisme en insistant sur trois priorités : un libéralisme économique affirmé, une décentralisation institutionnelle et une adhésion sans réserve au projet européen. Cette fracture s’est cristallisée lors du référendum constitutionnel de 1969, où les orléanistes, menés par Giscard et Jean Lecanuet, ont appelé à voter contre les réformes proposées par le Général, révélant un antagonisme entre une vision souverainiste et centralisée de la France et une approche libérale et européenne.

 

Si Pompidou, héritier du gaullisme, a maintenu une façade d’unité, les impératifs de coalition l’ont amené à intégrer des figures orléanistes dans ses gouvernements, qu’il s’agisse de Giscard ou de membres du Centre Démocrate comme René Pléven. Si l’avènement du parti gaulliste avait marqué de nombreux succès, l’élection présidentielle de 1974 a constitué un tournant majeur, révélateur d’une recomposition idéologique profonde au sein de la droite française. La défaite de Jacques Chaban-Delmas, figure éminente du gaullisme, face à Valéry Giscard d’Estaing, ancien ministre des Finances, a symbolisé une rupture : le passage d’une droite bonapartiste et souverainiste à une droite d’inspiration orléaniste et libérale, comme l’a analysé Jean-Louis Bourlanges en évoquant “la substitution d’une dominante orléaniste ou tocquevillienne à la dominante bonapartiste du gaullisme en majesté” (Tabard & Buisson, 2022, p. 450).

 

Sous Giscard, trois dynamiques majeures se sont dessinées : un libéralisme assumé sur les plans économique et culturel, un rejet progressif de la centralisation étatique et un engagement ferme en faveur du projet européen. Ces orientations ont accentué une ligne de fracture idéologique au sein de la droite, cristallisée par la création de deux partis en 1978 : l’Union pour la Démocratie Française (UDF), coalition des forces centristes et libérales unies autour de Giscard, et le Rassemblement pour la République (RPR), lancé par Jacques Chirac dans une tentative de réappropriation du gaullisme qu’il avait pourtant trahi deux ans plus tôt lors de "l’Appel des 43". Cette période a également marqué l’apparition d’une scission irréconciliable autour de la question européenne, qui est devenue le point de clivage central entre une vision souverainiste héritée du gaullisme et une ambition fédéraliste portée par l’UDF. La fracture a atteint son apogée avec “l’Appel de Cochin” en 1978, discours dans lequel Chirac, soutenu par les gaullistes historiques Pierre Juillet et Marie-France Garaud, a dénoncé violemment “le parti de l’étranger”, désignant implicitement l’UDF. Cet événement a mis en lumière les deux sensibilités antagonistes : d’un côté, une France jacobine et attachée à la souveraineté nationale, et de l’autre, une droite orléaniste et cosmopolite, acquise au projet européen. Comme l’a souligné Pierre Dabezies dans la revue Pouvoirs (1979), ce clivage a incarné un affrontement idéologique profond entre “une conception jacobine de la France” et “une conception cosmopolite et orléaniste”, exacerbée par les enjeux des élections européennes.

 

LE CENTRISME : UN VICHYSME DU TEMPS DE PAIX

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“Nous avons été pendant dix siècles la Nation qui refuse l’Empire. L’actuel pouvoir [les giscardiens] veut nous faire entrer dans une Europe qui est un nouveau Saint Empire germano-américain” (28)

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Nous en arrivons au cœur du sujet. La critique formulée par Sanguinetti est bien une critique de cette deuxième conception, qu’il assimile sans erreur au “centre” de l’échiquier politique, soit-il à tendance droitière ou bien de gauche libérale : « [la gauche] du verbe, du cœur en bandoulière et du portefeuille à droite, est un des éléments constitutifs du centrisme » (31). Mais ne nous y méprenons pas. Ce que Sanguinetti entend démontrer en définissant le centrisme comme le “vichysme du temps de paix” (32), ce n’est pas son accointance avec ce que beaucoup assimilent au régime de Vichy, à savoir l’antisémitisme et la Révolution nationale. Il convient de rappeler que Vichy, les collaborateurs, les collaborationnistes, ne sont pas un bloc. Comme vous avez eu des collaborateurs non collaborationnistes davantage mus par l’opportunisme (qu’ils appelaient souvent moindre mal) que par le triomphe du nazisme, aussi bien que des collaborationnistes qui reprochaient au Maréchal sa tiédeur et souhaitaient résolument le triomphe de l’Allemagne pour enfin “faire l’Europe” (les Brasillach, Drieu la Rochelle, et autres traîtres en ce genre), vous avez eu des centristes qui ont perpétué l’état d’esprit de Vichy. Cet état d’esprit, c’est comme le souligne à juste titre Sanguinetti, celui du défaitisme : “le centrisme n’est pas un parti, c’est un état d’esprit, un comportement, une démission permanente, un renoncement” (33). Défaitisme qui conduit ses partisans à se ranger du côté de ceux pour qui la France est finie et doit se fondre dans un pouvoir plus grand, au détriment de sa souveraineté. “L’Europe doit vivre” disait Pierre Laval, figure de la gauche libérale (que l’on assimilera vulgairement au centre-gauche, mais qui constitue en réalité le versant le plus verbeux du centrisme, et le plus porté sur le portefeuille). Si la politique munichoise de 1938 s’inscrit pour Sanguinetti dans cet état d’esprit de renoncement, c’est parce qu’elle fait le lit du pouvoir centriste qui laisse la France s’effondrer en 1940 (32). 

 

Quarante ans plus tard, l’auteur gaulliste retrace comment l’esprit munichois vichyste a survécu à l’humiliation de 1940 et à l’épuration en devenant l’apanage des pseudo “modérés” qui, réunis dans les franges tièdes du Mouvement Républicain Populaire (MRP) et du parti socialiste, n’ont pas mis longtemps à démontrer leur incompétence à gouverner la France. Et comme si le régime d’assemblée de la IVème République ne suffisait pas à témoigner d’une reféodalisation de la société par le régime des partis, il fallait évidemment que les centristes restassent fidèles à leurs gènes de trahison et de vassalisation à une entité supranationale en soutenant la Communauté Européenne de Défense en 1954, projet anti-français qui échoua, aux grand dam des centristes (les Guy Mollet, Robert Schumann, Jean Monnet et quelques autres pour ne citer que les plus européistes).

“Le centrisme est mythiquement européen, en réalité atlantiste, voué à un bloc contre un autre bloc, alors que la vocation de la France est le refus des hégémonies et des blocs nés de Yalta. Le centrisme ne croit plus à la pérennité de la France, à sa mission spécifique, à son destin” (39-40). Si Alexandre Sanguinetti se veut un adversaire du centrisme, c’est car sous ses airs de modération, de dépassement par la nuance (le fameux “cercle de la raison” d’Alain Minc, qui n’est qu’un euphémisme pour qualifier le bloc anti-national), le centrisme est surtout une force politique qui fait mine de proposer un projet raisonné alors même qu’il entend faire de l’abaissement du pays et de la privation de sa souveraineté des “choix raisonnables” au vu de la pseudo-nécessité d’une Europe forte.

 

J’aimerais à ce titre vous proposer un extrait du discours de campagne de Jean Lecanuet en 1965 : “Vous connaissez les grands objectifs qui seront les nôtres : bâtir l’Europe, marcher résolument en défendant pied-à-pied les intérêts français, mais avancer vers les États-Unis d’Europe (...) [il nous faut] forger ensemble la grande force démocrate, sociale, et européenne sur laquelle reposeront la majorité et la stabilité politiques de demain. Voilà les possibilités qui nous sont offertes. Ah, il faut effacer les frontières, non seulement celles qui séparent les nations (...)”. Voilà donc un “marcheur” avant l’heure.

 

Et dire que notre Président était souvent présenté comme celui qui venait rompre les clivages en apportant des idées nouvelles à cette vieille France qui ne comprenait rien à l’ère de la mondialisation et du progrès. Le retour du vieux monde, l’alliance classique de la droite et de la gauche libérales (bloc que Michel Clouscard aurait qualifié à juste titre de libéral-libertaire) au service de la bourgeoisie apatride : voilà la réalité du macronisme. Je dis bien du macronisme en tant que mouvement de pensée. Il va sans dire qu’il ne s’agit nullement de faire de chaque électeur macroniste de 2017 et de 2022 un anti-français (auquel cas votre serviteur se ferait sûrement plus d’ennemis qu’il n’aspire à s’en faire). Comme pour toute pensée, il convient de dissocier ceux qui l’enfantent de ceux qui y adhèrent parfois sans en comprendre les rouages. Le centrisme par dépolitisation n’est pas toujours le centrisme du renoncement. Il peut l’être lorsque la sociologie de cette dépolitisation rencontre la sociologie habituelle de la trahison (la bourgeoisie apatride), mais le plus souvent, le centrisme par dépolitisation est en réalité l’apanage de l’électeur moyen qui ne jure que par la modération, oubliant hélas que le centrisme du renoncement est un extrémisme : celui de la nuisance aux intérêts de la patrie. Sanguinetti le souligne à juste titre : “l’électeur est majoritairement centriste en France, jusqu’au moment où un événement grave, de quelque ordre qu’il soit, réveille en lui le citoyen” (131). L’exemple du macronisme avant Macron sous la Vème République (un exemple triomphant, contrairement à Lecanuet) est très nettement celui du giscardisme. Présenté comme le regroupement des modérés, de cette classe moyenne désireuse d’embrasser le monde libéral, le Président Giscard d’Estaing est épinglé par Sanguinetti comme l’incarnation d’un anti-gaullisme centriste (pléonasme) cherchant à faire élire sur un programme aux allures de bon-sens (car les français sont toujours de bon-sens, oubliant naïvement que parfois le bon-sens est une visière qui masque la réalité de ceux voulant leur faire les poches) un projet politique clairement post-national. “Nous avons été pendant dix siècles la Nation qui refuse l’Empire. L’actuel pouvoir [les giscardiens] veut nous faire entrer dans une Europe qui est un nouveau Saint Empire germano-américain” (28). Difficile de ne pas faire d’analogie avec ce qu’est devenue l’Union Européenne depuis. 

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MYTHE DE LA FRANCE IMPUISSANTE ET THÉORIE DES ENSEMBLES

 

“L’Europe n’a été grande que par ses contradictions et ses affrontements, qui concernaient de plus grandes choses que le prix du lait et du beurre ou la mévente de la piquette du Midi” (162)

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Il est un argument majeur que Sanguinetti oppose au narratif traditionnel des européistes du centre (je précise du centre, car il en existe aussi chez les gauchistes et dans certaines franges de l’extrême droite). Rappelons que le plus souvent, les centristes et ce, de Laval à Macron en passant par Lecanuet, Bayrou, Delors, Juppé et toutes leurs créatures, ont justifié l’inféodation du pays à des institutions supranationales par la même idée : la France serait trop impuissante seule et incapable de survivre sans l’Europe. Outre que ce discours (que l’on pourrait en histoire des idées expliquer tant par les chimères d’Europe Vaticane des démocrates-chrétiens que par le pourrissement d’une frange de la philosophie libérale, mais je ne m’étalerai pas sur le sujet) n’ait pas changé entre 1940 et 2024, force est de constater qu’il reste d’une pauvreté intellectuelle assez étonnante quand l’on sait que ceux qui l’ont tenu n’étaient pas non plus des incultes. Je soulignerais par bonne foi que Jean Monnet fut malgré tout le plus redoutable d’entre eux. Ce qui animait son centrisme était davantage un occidentalisme qui rejetait le patriotisme français (tout en adoubant les patriotismes britannique et surtout américain) qu’un affairisme bourgeois, lequel est hélas un opportunisme et un calcul d’intérêt bien compris par nos classes dirigeantes actuelles qui ne demandent qu’à récolter les miettes de la table du seigneur allemand pour administrer la province France. Parenthèse fermée, tout ce narratif d’une France impuissante et seule repose sur un mensonge que Sanguinetti entend bien démonter. Le mensonge en question : la France est impuissante, mensonge tenant à la simple nature géographique et démographique du pays. Assimiler au XXème siècle (et encore plus au XXIème) la puissance à des critères aussi grossiers que la taille d’un pays ou sa population est aussi puéril que de penser que l’impérialisme efficace est encore celui qui cherche à aller conquérir plus de cailloux. “L’idée que, dans le monde moderne, la puissance est liée à l’étendue territoriale et à la démographie est une idée fausse. Elle est liée à la matière grise, à la volonté, à la connaissance. Voyez le Japon ! Voyez la Suisse (...)” (141). Cette idée selon laquelle la puissance est un fait arithmétique et purement quantitatif est une absurdité qui pense que la théorie des ensembles s’applique aux relations internationales. Rappelons qu’en mathématiques, la théorie des ensembles est une discipline qui analyse les relations entre des collections d'éléments. Transposée à la politique, elle suggère une vision où la force ou l'efficacité d'un groupe réside dans la somme de ses parties. Marie-France Garaud critiquait déjà cette approche en pointant une logique simpliste : croire que l'agrégation d'États européens suffit à produire une puissance collective supérieure, croyance partagée par les giscardiens de l’époque. Valéry Giscard d'Estaing incarnait effectivement cet européisme du centre technocratique, influencé par des logiques économiques et institutionnelles. Dans cette perspective, l'intégration européenne était pensée comme une construction rationnelle visant à maximiser les bénéfices collectifs par la coopération. La création de grands ensembles, comme la Communauté économique européenne (CEE), était perçue comme une façon de rivaliser avec des puissances telles que les États-Unis ou l'URSS, en atteignant une masse critique suffisante sur le plan économique et politique. Le problème est double. Non seulement cette théorie des ensembles surestime, par sa vision économiciste des choses, la puissance du marché (ce que Montesquieu appelait le “doux commerce”) et sa capacité à désintégrer les peuples en substituant le consommateur interchangeable au citoyen enraciné dans la mesure où elle écarte les facteurs identitaires par un rationalisme béat, mais surtout elle méconnaît les dynamiques nationales. En effet, assembler des États ne garantit pas une unité politique ou stratégique, et les intérêts divergents peuvent affaiblir plutôt que renforcer l'ensemble. Prenez le cas récent du Mercosur : comment concevoir une quelconque unité d'intérêt entre l’agriculture française et l’industrie allemande ? S’il existe (et il existe, je le crois également) une grandeur européenne, elle est pour Sanguinetti dans la dialectique historique et dans les querelles de pouvoir. C’est parce que l’Europe a été un ensemble d’États (royaumes ou républiques) qui luttaient pour la préservation de leur souveraineté qu’elle a vu naître une émulation intellectuelle et une course au génie guidées par cette volonté de puissance permanente des peuples. “L’Europe n’a été grande que par ses contradictions et ses affrontements, qui concernaient de plus grandes choses que le prix du lait et du beurre ou la mévente de la piquette du Midi” (162). Cela ne signifie évidemment pas que la guerre soit une condition nécessaire à la grandeur (encore qu’elle participe parfois à une certaine esthétique qui dans un schéma hégélien magnifie le tragique de l’histoire), mais simplement que la prise de conscience de l’existence des peuples et de l’éventualité d’une confrontation au nom de leur liberté sont des gages de relations inter-étatiques saines. Il est évident que par la négation de ces principes, l’Europe est depuis longtemps entrée dans une ère post-historique au sens où elle a décidé de sortir de l’histoire en étouffant cette “raison des nations”, pour parler comme l’immense Pierre Manent. 

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DÉPASSER LES CLIVAGES PAR LANTI-CENTRISME

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“Sortons de notre conception droitière et conservatrice du gaullisme, qui en est d’ailleurs la négation. Préparons de nouvelles alliances qui soient fondées sur une certaine idée de la France au lieu de viser à la sauvegarde de la société actuelle : celle-ci n’a pas d’avenir, alors que la France peut en avoir” (178).

 

Face à cet esprit du renoncement et à la nuisance du centrisme politique, Alexandre Sanguinetti propose de repenser la configuration politique en faisant un examen de conscience à gauche comme à droite : “Que voulez-vous faire avec une droite qui ignore la nécessité de la générosité et n’a pas le sens de la Nation ? Que voulez-vous faire avec une gauche qui ignore la nécessité de la puissance et n’a pas le sens de l’État ?” (67). Cet examen de conscience est celui d’un penseur qui a compris que la lutte contre le centrisme et pour la victoire des forces patriotiques (de gauche comme de droite) passait par un syncrétisme idéologique à même de faire du gaullisme un dépassement réel des clivages. Pour ce faire, il est crucial selon lui de questionner l’idéologie libérale, dont il estime qu’elle “doit avoir vécu” (104) pour la simple raison qu’elle méconnaît, par sa focalisation sur les intérêts et le bon fonctionnement du marché, le sentiment national. Sans faire l’apologie du socialisme, Sanguinetti s’inscrit dans cette lignée du nationalisme français (au sens XIXème du terme) qui, comme Péguy et Barrès, a compris que la haine du prolétaire était étrangère au sentiment national, et que la protection du peuple allait de pair avec l’amour de la patrie. Voilà pourquoi l’incarnation au XXIème siècle de la pensée capétienne devra, pour régénérer les forces vives du pays face au vichysme du temps de paix, dépasser les clivages afin de proposer une synthèse idéologique à même de penser aussi bien la puissance de la France que la sauvegarde matérielle et immatérielle de son peuple.

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par Tristan Dethès

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BIBLIOGRAPHIE

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- CHAPSAL, Jacques. La vie politique sous la Vème République : 1958-1974. Paris : PUF, 1987.

- CLOUSCARD, Michel. Le capitalisme de la séduction. Paris : Éditions Sociales, 1981.

- DABEZIES, Pierre. "Gaullisme et Giscardisme ». Revue Pouvoirs n°9, 1979.

- GARAUD, Marie-France. Impostures politiques. Paris : Plon, 2010.

- MANENT, Pierre. La raison des nations. Paris : Gallimard, 2006.

- MARSAUD DE LABOUYGUE, Richard Alain et TIHY, Jean-Côme. Charles de Gaulle le dernier capétien. Paris : VA Éditions, 2018.

- RÉMOND, René. Les droites en France. Paris : Aubier-Montaigne, 1982.

- SANGUINETTI, Alexandre. J’ai mal à ma peau de gaulliste. Paris : Grasset, 1978.

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